lundi 30 avril 2012

Les fabuleux manuscrits de Stendhal : le trésor Berès

Henri Beyle dit Stendhal (1782-1843)
Vous aurez compris qu'il est impossible de classer les innombrables trésors du fonds Pierre Berès (1913-2008). C'est une succession de livres, de manuscrits et d'autographes inestimables. 
Si personnellement je devais en choisir quelques uns, j'aurais tendance à braquer votre attention sur deux lots exceptionnels : une version largement remaniée de La Chartreuse de Parme et le manuscrit autographe du Journal de Stendhal (570 pages). Et cela tombe bien car en abordant ces trésors stendhaliens je vous prépare à mon prochain article sur la quatrième vente Berès (20 juin 2006) durant laquelle ces deux lots furent présentés aux acheteurs.

Pour être tout à fait exact, ces deux manuscrits ne faisaient pas partie à proprement parler du stock de la librairie mais de la collection personnelle de Pierre Berès ("après cette vente je suis à poil" aurait déclaré ce dernier).  C'est d'ailleurs pendant l'exposition "Livres du cabinet de Pierre Berès", organisée à Chantilly en 2003, que les amateurs firent la découverte stupéfiante de l'existence de ces deux ensembles (c'était un secret bien gardé). Les stendhaliens ont en tout cas frémi d'envie lorsque ces documents furent annoncés à la vente. Ces mêmes stendhaliens ont aussi frémi de peur car qu'allaient-ils devenir ces joyaux de la littérature française ? 


Estimés entre 700.000 et 900.000 euros pour le Journal et entre 400.000 et 700.000 € pour La Chartreuse, les chercheurs craignaient beaucoup qu'ils deviennent inaccessibles (en retournant dans les mains d'un collectionneur privé). Pétitions, adresses et suppliques au ministère de la Culture, tout fut tenté pour qu'une institution publique (notamment la Bibliothèque de Grenoble, principale détentrice des archives de l'écrivain) s'en porte acquéreur et qu'ils ne quittassent le territoire français. 

Devant le nombre de lots précieux qui constituèrent cette vente, l'Etat était bien obligé de reconnaître qu'il ne pouvait tout préempter. Les arbitrages furent difficiles. Les manuscrits de Stendhal semblaient néanmoins être des priorités évidentes. 

La Chartreuse Berès

La Chartreuse de Parme fut le troisième roman de Stendhal (1839). A sa parution, Les critiques avaient été sévères et il ne rencontra pas un large succès auprès des lecteurs. C'est Balzac (1799-1850) qui redonne une seconde jeunesse à l'oeuvre  par un article élogieux dans La Revue de Paris : "M.Beyle a fait un livre où le sublime éclate de chapitre en chapitre". 


Néanmoins dans ce même article, l'auteur de La Comédie humaine émet des doutes sur le style (jugé négligé et incorrect) et l'architecture du récit. Stendhal, flatté qu'un aussi éminent auteur ait pris le temps de se pencher sur son livre, décide de reprendre son roman et de lui apporter les modifications nécessaires afin de répondre aux exigences balzaciennes qui lui recommandent entre autres de commencer le roman par la bataille de Waterloo et non par le tableau de Milan. 

De ce travail de réécriture, seuls trois exemplaires conservant des remarques de l'auteur, des développements, des corrections (tous autographes) nous sont parvenus : l'exemplaire de la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, l'exemplaire de la Pierpont Morgan Library (Etats-Unis) et l'exemplaire de Berès (nommée La Chartreuse Berès). Si les deux premiers sont connus des chercheurs, celui de Berès était une "terre inexplorée" par les plus grands spécialistes de Stendhal.

Or, celui de Berès est le plus annoté, le plus modifié, le plus précieux en résumé des trois exemplaires. Il s'agit de la version sur laquelle Stendhal écrivit : "Voici la copie qui doit servir à la 2e édition de la Chart. arrangé par déférence pour les avis de M. de Balzac".
Ce manuscrit avait appartenu auparavant à un chartiste (Paul Royer) qui l'avait ensuite transmis à Pierre Berès en 1955.  Cette copie manuscrite était présentée lors de la vente Berès comme "le plus important manuscrit littéraire d'une oeuvre romanesque française du XIXe siècle encore en mains privées". Ce manuscrit de 117 pages est divisé en 5 volumes In-4° chacun constitué de grands feuillets et de feuillets interfoliés tirés de l'édition originale. 

Le Journal

Le Journal de Stendhal, vendue lors de la même vente, est constitué de 5 cahiers manuscrits (reliés). Stendhal les a rédigés entre 1805 et 1814. Ils débutent alors que Stendhal est auditeur au Conseil d'Etat et administrateur de la Grande Armée. Ce journal n'est en fait qu'une partie du journal de Stendhal. En effet, à la fin du XIXe siècle, une grande partie des manuscrits le constituant fut déposée à la Bibliothèque de Grenoble


Seulement, il manquait des cahiers pour reconstituer dans son intégrité ce Journal. Il s'agissait de ceux détenus par Pierre Berès. Le libraire parisien les avait acquis auprès du bibliophile et libraire Edouard Champion.


Ces cahiers représentent l'un des rares témoins de l'écriture et du travail de Stendhal dans son état le plus brut et le plus émouvant. Concernant son contenu, Stendhal y dévoile toute l'intimité de ses réflexions : ses amours et leur instabilité, la permanence du bonheur, ses lectures, ses voyages, ses ambitions, son travail d'écrivain, la situation politique de la France, des dessins, des esquisses variées... une somme de détails éblouissants et capitale pour la compréhension de l'homme et de son oeuvre. 


Le geste de Berès

Qu'allaient être le sort de ces deux lots ? Et bien Pierre Berès, face aux remous que générèrent les appels des chercheurs et l'inquiétude des pouvoirs publics compétents, décida finalement de faire don à l'Etat de la version remaniée de La Chartreuse de Parme. C'est désormais la Bibliothèque Nationale de France (BNF) qui en est la propriétaire. 
Ce geste permit à l'époque de calmer les esprits et de permettre à la vente de se dérouler dans un climat serein malgré l'agacement des professionnels (Jean-Claude Vrain en tête) devant les nombreuses préemptions qui laissèrent les collectionneurs et les marchands frustrés et agacés

Le Journal quant à lui a été préempté par la Bibliothèque de Grenoble pour la somme de 800.000 € (932.942 € frais compris). 

mardi 24 avril 2012

La collection Pierre Berès (3e vente) : suite des ventes légendaires

La troisième vente Pierre Berès s'est déroulée le vendredi 16 décembre 2006, toujours à l'hôtel Drouot avec comme expert Jean-Baptiste de Proyart. 
200 lots ont été présentés, 93 % ont trouvé un heureux acquéreur. La vente qui fut longue (plus de cinq heures) aurait rapporté 11.86 millions d'euros (frais compris). Encore beaucoup d'autographes sous toutes leurs formes (manuscrits, lettres, livres avec envoi). Pour ces derniers, les résultats les plus notables sont :

283. Michel de Montaigne. Essais, Paris, Abel l'Angelier, 1588, in-4°. Intéressant et rare exemplaire annoté de l'édition de 1588. Les annotations sont contemporaine de la publication. 8.000 / 12.000 €. Adjudication : 15.500 €

306. Apologie pour les religieuses de Port-Royal, du Saint-Sacrement. Contre les injustices & les violences du procédé dont on a usé envers ce monastère. Troisiesme [-et quatrième] partie, 1665, 2 parties en un volume in-4°. Exemplaire annoté de la main par le grand Bossuet. Provenance : Bénigne Bossuet, Jacques-Bénigne Bossuet). 2.000 / 3.000 €. Adjudication : 7.000 €

312. Jean-Louis Barre & Jean Desmarets de Saint-Sorlin. Déposition du Sieur Jean Desmarets de Saint-Sorlin contre Simon Morin qui se disoit fils de Dieu, [manuscrit], vers 1680, 188 pages à l'encre noire, 3 ouvrages en 1 volume in-8°. Surprenant manuscrit inédit reprenant le combat des illuminés. Provenance : Jean-Louis Barré (auditeur à la cour des Comptes) et Ambroise Firmin-Didot. 3.000 / 5.000 €. Adjudication : 2.500 €

319. Charles-Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu. Histoire véritable, [manuscrit], entre 1720 et 1728, in-folio, 166 pages. Important et rare manuscrit de travail d'un texte que Roger Caillois considérait comme un "chef d'oeuvre". Il fut transcrit un secrétaire pour Montesquieu avec quelques corrections autographes de sa main, et provient de la vente de la bibliothèque de La Brède en 1939. 15.000 / 20.000 €. Adjudication : 15.000 €

320. Jacques de Tourreil. Oeuvres, Paris, Brunet, 1721, 2 volumes in-4°. Rare et émouvant. Quelques traits de crayon dans les marges attribuables à André Chénier. 6.000 / 9.000 €. Adjudication : 6.000 €

356. Michel Guillaume Crèvecoeur (Saint-Jean de). Lettres d'un cultivateur américain, [manuscrit autographe], 205 feuillets, Caen, 10 juillet 1786, in-4°. Texte manuscrit fondateur du rêve américain en France. Adjudication : 56.000 €

360. Stendhal. De l'amour, Paris, P.Mongie l'aîné, 1822, 2 volumes in-12°. Seul exemplaire recensé de l'édition originale avec un envoi autographe de l'auteur. Il l'a adressé à son ami Luigi Buzzi. Provenance : Luigi Buzzi. 30.000 / 50.000 €. Adjudication : 32.000 €

365. Alfred de Musset. La Confession d'un enfant du siècle, Paris, Félix Bonnaire, 1836, 2 volumes in-8°. Édition originale. Avec un envoi à Georges Sand. 6.000 / 10.000 €. Adjudication : 72.000 €

369. Gustave Flaubert. Madame Bovary. Moeurs de province, Paris, Michel Lévy frères, 1857, in-8°. Édition originale. Exemplaire de Lamartine avec envoi autographe de l'auteur à Lamartine sur grand papier (papier vélin fort). 30.000 / 50.000 €. Adjudication : 65.000 €

370. Gustave Flaubert. Salammbô, Paris, Michel Lévy, 1863, in-4°. Édition originale. Précieux exemplaire de Jules Barbey d'Aurevilly, annoté et souligné. Il a appartenu à Louise Read son égérie. 3.000 / 5.000 €. Adjudication : 2.800 €

371. Paul Verlaine. Romance sans paroles, Sens, 1874, in-12°. Avec envoi à Vittorio Pica, critique d'art italien proche des symbolistes. Neuf corrections autographes de Verlaine en plus. 10.000 / 15.000 €. Adjudication : X

372. Emile Zola. Nouveaux contes à Ninon, Paris, Charpentier, 1874, in-12°. Avec envoi de Zola à Edouard Manet.  4.000 / 7.000 €. Adjudication : 16.000 €

375. Gustave Flaubert. Trois contes, Paris, Georges Charpentier, 1877, in-12°. Exemplaire de tête sur Chine avec une lettre autographe de Flaubert. Reliure janséniste de Marius Michel. 12.000 / 16.000 €. Adjudication : 24.500 €

377. Edmond et Jules de Goncourt. Germinie Lacertueux, Paris, Quantin, 1886, in-4°. Exemplaire d'Octave Uzanne, avec envoi. Superbe reliure japonisante. (tirage à 100 exemplaires sur japon avec double suite de gravures, sur hollande et japon). 3.000 / 5.000 €. Adjudication : 4.500 €

379. Stéphane Mallarmé. Les poésies, Paris, La Revue Indépendante, 1887. 9 fascicules in-4°. Bel exemplaire avec envoi de l'auteur. Exemplaire Ortiz-Patino. 20.000 / 30.000 €. Adjudication : 42.000 €

380. Houston Chamberlain, Die grundlagen des neunzehnten jahrhunderts, München, F.Bruckmann, 1900, 2 volumes in-8°. Avec envoi à Sigmund Freud. Provenance : Sigmund Freud. 5.000 / 7.000 €. Adjudication : X

386. Marcel Proust. A l'ombre des jeunes filles en fleurs, [manuscrits autographes, cahier violet n°11], vers 1918, monté et encadré (500 x 590 mm). Fragments manuscrits autographes abondamment corrigés et en grande partie non retenus dans le texte définitif. Provenance : Roger de Coverly. 10.000 / 15.000 €. Adjudication : 18.000 €

391. Giorgio De Chirico, Jean Cocteau. Le mystère laïc, Paris, Editions des autre chemins, 1928, in-4°. Exemplaire de tête sur japon, avec deux rares eaux-fortes originales signées de Giorgio de Chirico et deux pages d'épreuves corrigées par l'auteur. Edition originale. 20.000 / 30.000 €. Adjudication :

395. Marie et Albert-Flament Laurencin. Mariana, Paris, François Bernouard, 1932, in-4°. Exemplaire sur japon avec un manuscrit autographe de Marie Laurencin (10 pages) et une lettre autographe signée de la même (1 page) dans une reliure de Rose Adler.  15.000 / 20.000 €. Adjudication : 18.000 €

397. Henri Matisse et Marianna Alcaforado. Lettres portugaises, Paris, Tériade, 1946, in-4°. Avec deux dessins originaux de Henri Matisse. Reliure florale de Creuzevault.  l'un des 80 exemplaires de tête signés par l'artiste. 25.000 / 35.000 €. Adjudication :41.000 €

401. Fernand Léger. Cirque, Paris, Tériade, 1950, in-folio. Somptueuse reliure de Creuzevault. Avec une aquarelle originale signée de Fernand Léger. Exemplaire 104, un des 300 exemplaires sur vélin d'Arches, tous signés à la justification par l'artiste. 40.000 / 60.000 €. Adjudication : 7.100 €




















vendredi 20 avril 2012

La collection Pierre Berès (2eme vente) : suite des ventes légendaires

Catalogue de la vente Pierre Berès
Dois-je encore présenter Pierre Berès (1913-2008) ? C'est une question que je me suis posé avant de rédiger cet article. Tous les grands routards de la bibliophilie le connaissent, et ce, jusqu'aux quatre coins du monde. 
Avant même de rentrer dans le vif de mon sujet, c'est-à-dire les autographes et les manuscrits, j'aimerai présenter cet homme que nul bibliophile novice ne pourra ignorer pour l'unique raison que Berès est un cas à part dans la longue histoire des libraires et qu'il est considéré comme avoir été le plus grand de tous. L'ignorer serait pour un amoureux des livres une faute aussi grave que de méconnaître Claude Monet pour les amateurs de la peinture impressionniste.

Né à Stockholm, Pierre Berès (né Berestov) grandit à Paris, rue Vaneau dans le 6e arrondissement. Élève au très prestigieux lycée Louis le Grand, il contracte d'abord une passion pour les autographes alors qu'il n'a que 13 ans (en collectionnant les autographes des académiciens). Puis à 16 ans, un ami de classe lui montre une édition d'un texte en latin du XVIIe siècle. Devant ce livre dont la reliure d'époque (en vélin) l'émeut, Pierre Bérès fait la rencontre de sa vie : "J'étais ébloui confiera t-il, pas par le livre, un tout petit format, mais par l’idée que, pour 25 centimes, on pouvait avoir un témoin aussi intact et évocateur de 300 ans avant nous. » 

Pierre Berès (1913-1908)
Dès lors, il n'a qu'une seule ambition, s'établir libraire. Son ascension est fulgurante. . A 17 ans, il rédige déjà son premier catalogue et dirige sa première vente. Louis Barthou, plusieurs fois ministre et Président du Conseil fut un de ses premier clients. 
Son assurance et son culot lui attire la sympathie d'hommes de lettres dont André Gide qui habite à quelques numéros du domicile parentale. Ce dernier lui confie même la vente de trois de ses manuscrits dont Si le grain ne meurt. Et, à peine sortie de son adolescence, il ouvre sa première librairie baptisée Incidence, rue Laffitte, dans le 9e arrondissement de Paris. 

Aider financièrement un temps par sa mère, mais surtout par les répercussions de la crise économique de 1929 qui lui permet de racheter de nombreuses oeuvres chez des collectionneurs ruinés, Berès ne tarde pas à vivre de sa passion. 
Dès lors, la suite de sa carrière est une immense réussite. Charismatique, séducteur, débrouillard et travailleur acharné, Berès bouleverse le marché du livre ancien par une méthode bien à lui. Il maîtrise son sujet (le livre ancien) jusqu'au bout des doigts : histoire de l'imprimerie, et de la typographie, érudition bibliographique hors-norme, histoire de la reliure, provenance des livres, rien ne lui échappe. Il consulte tous les catalogues de ventes ainsi que ceux des libraires concurrents. A force de rencontres, d'investigations, de fiches rédigées, il sait parfaitement où se trouvent les grandes collections privées. 
Il pousse même le professionnalisme (si on peut dire...) à consulter les annonces nécrologiques afin d'être le premier à contacter les héritiers d'un feu collectionneur réputé. Il court de Paris à Londres en passant par New-York et Rio de Janeiro dans le but de trouver et d'acheter le maximum de trésors bibliophiliques. 

Sa méthode débouche sur des coups de maître qui jalonneront toute sa carrière et qui expliqueront par la suite l'incroyable collections de livres et de manuscrits dont il disposait. Exemple le plus connu : le manuscrit du Voyage au bout de la nuit de Céline dont on ne sait toujours pas de quelle manière il se le procura (par les héritiers Bignou en 1975 ?). Il laissera dormir ce manuscrit plusieurs décennies avant de le vendre en 2001 pour 2 millions d'euros (préempté par la BNF). 

Et la liste de ses acquisitions est tellement longue ! : une édition des Pensées de Pascal de 1670, Les Fleurs du Mal dédicacées par Baudelaire, l'édition originale d'une Saison en enfer de Rimbaud dédicacée à Verlaine, Les corrections manuscrites de Stendhal sur les épreuves de La Chartreuse de Parme, l'édition originale de Don Quichotte de Cervantès, les livres de la collection Pillone (rachetés en 1957), le Livre de Raison annoté de la main de Montaigne (acheté pour le compte de la bibliothèque de Bordeaux 21.000 dollars en 1947), Les Paradis artificiels de Baudelaire abondamment annotés par l'auteur, les épreuves avec corrections manuscrites du Lys dans la vallée de Balzac, l'édition originale des Fables de La Fontaine, un dessin original de Battista Piranesi, un manuscrit de Francisco Goya, le manuscrit de 570 pages du Journal de Stendhal (qui a rendu fou tous les Stendhaliens, voir l'article du Monde du samedi 10 juin 2006), le manuscrit des Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand (cédé 4 millions d'euros à la BNF), Les Confessions d'un enfant du siècle dédicacé par Musset à Georges Sand... 

De sa librairie de l'avenue de Friendland (Paris 8e), Pierre Berès a rencontré tous les plus grandes personnalités du monde des arts, de la finance et de la politique. En 1960, il devient même éditeur en rachetant les éditions Hermann où il publie Barthes et Queneau entre autres. 
Je n'irai pas plus loin dans la biographie du librairie, vous trouverez suffisamment d'articles intéressants sur Internet et dans les archives de la presse française pour satisfaire votre curiosité. Pour finir ce long détour, Pierre Bérès avait pris sa retraite en 2005. Il dispersa le fonds de sa librairie en plusieurs ventes. 

Six ventes aux enchères ont donc été organisées par la maison de vente Pierre Bergé & Associés entre 2005 et 2007. Au total, ce sont 3542 lots (8.000 titres) qui ont été présentés aux acheteurs à l'hôtel Drouot. L'expert nommé pour ces ventes fut Jean-Baptiste Proyart (avec le concours de Bruno de Bayser). La vente a rapporté 35.3 millions d'euros. 97 % des lots ont été vendus.


La vente Pierre Berès, 80 ans de passion. 2e vente


La première vente avait été organisée en juillet 2005. Elle était consacrée aux outils de travail du libraire : bibliographies, catalogues, volumes sur l'histoire du livre, l'histoire de l'imprimerie, l'histoire de la typographie, etc. La deuxième vente était très attendue car l'on démarrait la dispersion du fonds de sa librairie, des incunables jusqu'à nos jours. La recette de cette vente dépassa les 3 millions d'euros. 

Les autographes et les manuscrits ont été nombreux. Je dresse ci-dessous l'inventaire des principales adjudications pour les pièces les plus importantes :

2e vente (vendredi 28 octobre 2005)


1.Saint-Jean. Evangile. Fragment Manuscrit, Byzance, fin du Xe siècle (1 page in-8°). Manuscrit sur peau de Vélin en grec byzantin. Provenance : Henri Paul Seydoux (1928-1960). 3.000 / 4.000 €. Adjudication : 5.800 €

2.Saint-Jean de Salisbury. Charte manuscrite relevant le comte Jean de Vendôme de son excommunication, 1180, in-folio. Mention de Thomas Beckett. 4.000 / 6.000 €. Adjudication : 6.000 €

51.Heliodore d'Emese. Histoire aethiopique, Paris, 1559, in-folio. Exemplaire copieusement annoté par Paul-Louis Courier. 3.000 / 5.000 €. Adjudication : 8.500 €.

53.Jean Calvin. Institution de la religion chrétienne mis en quatre livres et distinguée par chapitres en ordre et méthode bien propre, Genève, Jacques Bourgeois, 1562, in-4°. Ouvrage annoté et commenté par Sully. 100.000 / 150.000 €. Adjudication : 95.000 €. (préempté par la BNF)

90.Jacques Curabelle. Examen des oeuvres du Sr Desargues, Paris, F.L'Anglois, 1644, in-4°. Précieux exemplaire de Desargues couvert d'annotations autographes. 40.000 / 60.000 €. Adjudication :  46.000 € (préempté par la BNF)

99.Jean de La Fontaine. Pièce autographe signée, sans lieu, 5 janvier 1660, 1 p. in-4°. 5.000 / 7.000 €. Adjudication : 8.000 €.

116.Mathurin Regnier. Les Oeuvres contenant ses satyres, Amsterdam, Estienne Roger, 1710, in-12°. Exemplaire annoté par Gustave Flaubert (12 remarques manuscrites dans les marges). 2.000 / 3.000 €. Adjudication : 1.000 €.

151.Relation de la bataille de Valmy (document manuscrit probablement de la main du secrétaire de Kellermann). 4 pages in-4°. 300 / 600 €. Adjudication : 2.000 €. 

167. Honoré de Balzac. Le Lys dans la vallée, Paris, Werdet, 1836, 2 volumes in-8°. Exemplaire avec un double envoi de l'auteur. Exemplaire donné par Balzac à l'un de ses grands admirateurs, le comte piémontais Frédéric-Paul Sclopis de Salerano. 50.000 / 80.000 €. Adjudication : 62.000 €

171.François René de Chateaubriand. Mémoires d'outre-tombe, Paris, Eugène et Victor Penaud, 1849-1850, 12 volumes in-8°, accompagnées d'une lettre testamentaire signée de Chateaubriand : "je termine mes travaux au moment même de quitter ce monde". 3.000 / 5.000 €. Adjudication : 4.500 €

172.Charles Baudelaire. Lettre autographe signée à sa mère. 4 pages in-8° à l'encre noire."Les Fleurs du mal sont finies (...) pour la première fois de ma vie, je suis presque content (...)et il restera, ce livre, comme témoignage de mon dégoût et de ma haine en toutes choses". Provenance : ancienne collection du colonel Sickles. 3.000 / 5.000 €. Adjudication : 24.000 €

173.Stéphane Mallarmé. L'Azur, poème autographe signé, 1864, in-4°, 3 pages à l'encre noire. Poème accompagné du livre de Stéphane Mallarmé, Les poèmes d'Edgar Poe, 1888, in-4°, numérotée 301 sur 525 sur papier de Hollande. 30.000 / 50.000 €. Adjudication : 29.000 €

174.Victor Hugo. Chansons des rues et des bois, Bruxelles, A.Lacroix, Verboeckhoven et Cie, Paris, La librairie inetrnationale, 1865, in-8°, avec envoi autographe à Charles Baudelaire. Provenance : Poulet-Malassis (entre autres). 30.000 / 50.000 €. Adjudication : 48.000 €

178. Gustave Flaubert. La Tentation de Saint-Antoine, Paris, Charpentier, 1874, in-8°, un des 75 exemplaires sur Hollande, exemplaire avec envoi à Henri Melhac et trois corrections autographes (sur des coquilles). 2.000 / 3.000 €. Adjudication :3.200 €

179.Edgar Poe & Stéphane Mallarmé, Les Poèmes d'Edgar Poe, Bruxelles, Edmond Deman, 1888, in-4°, exemplaire avec envoi autographe de Mallarmé  à Paul Verlaine. Exemplaire accompagné d'un billet autographe signé de Verlaine : "le poète Verlaine à besoin de 30 francs, et se trouvant très souffrant, charge son sculpteur de les touchers contre les Poèmes d'Edgar Poe, traduit par Stéphane Mallarmé, le 14 mai 1889". Provenance : Henri Mondor. 12.000 / 18.000 €. Adjudication :46.000 €

180.Pierre Curie. Lettre autographe signée à Henri Poincaré, 25 janvier 1903, 2 pages à l'encre noire. Magnifique lettre dans laquelle Curie se dit très honoré de recevoir le Prix Nobel, tout en demandant à ce que Marie  sa femme soit associée à ce prix. 4.000 / 6.000 €. Adjudication : 8.500 €

181.Henri Matisse. Quatre lettres autographes signées, une lettre tapuscrite signée et une note autographe (1914-1946), 6 pages in-4°, provenance : Raymond Escholier. 500 / 700 €. Adjudication : 6.500 €

187.Le Corbusier. La ville radieuse, Boulogne, Editions de l'architecture d'aujourd'hui, 1935, in-4°. Exemplaire avec long envoi autographe à André Gide. 1000 / 1500 €. Adjudication : 3.000 €

188. Jean-Paul Sartre. Structure intentionnelle de l'image, Paris, Armand Colin, 1938, in-8°. Exemplaire avec envoi autographe à sa mère : "A ma chère maman, avec toute mon affection". 2.000 / 3.000 €. Adjudication : 4.800 €

189. Jean Genet. Haute Surveillance, tapuscrit et manuscrit autographe. Tapuscrit corrigé de la première pièce de Jean Genet, accompagné d'un manuscrit de 6 pages et d'une lettre autographe signée à Jean Marais. Provenance : Jean Marais. 4.000 / 5.000 €. Adjudication : 4.800 €

190.Louis-Victor duc de Broglie. La Mécanique ondulatoire du photon. Une nouvelle théorie de la lumière. Manuscrit autographe signé (154 feuillets), 1941, in-4°. Important manuscrit dans l'histoire de la physique. 15.000 / 20.000 €. Adjudication : 15.000 €

191.Louis-Victor duc de Broglie. De la mécanique ondulatoire et la théorie du noyau, Manuscrit autographe signé, 221 feuillets, in-4°, 1943. Texte manuscrit capital dans la découverte du nucléaire.  20.000 / 30.000 €. Adjudication : 17.000 €

195.Alberto Giacometti. [15 livres de beaux-arts ou de littérature de divers auteurs du XXe siècle.] 6 ouvrages in-4° et 2 ouvrages in-8°, et 7 ouvrages in-12°. Riche ensemble de livres ornés de 27 dessins originaux et de notes autographes d'Allberto Giacometti à l'encre et au crayon. Provenance : Bruno Giacometti. 50.000 / 70.000 €. Adjudication : X


La suite au prochain article avec une présentation de la troisième vente Pierre Berès qui a eu lieu le vendredi 16 décembre 2005. 

Les catalogues de cette vente sont encore disponibles sur des sites tels que Abebooks, Rarebook, et même parfois Ebay. Celui de la première vente est le plus difficile à trouver. La collection complète coûte aujourd'hui autour de 100/150 euros. Ils sont tous magnifiquement illustrés. Une vraie petite bible pour les amateurs.




mercredi 18 avril 2012

L'autographe de Louis XIV : un problème épineux

Louis XIV (1638-1715)
La première signature royale apposée en bas d'un texte remonterait au XIIIe siècle, aux environs de 1296, sous le règne de Philippe le Bel (1268-1314). La première lettre entièrement autographe d'un roi de France, du moins la plus ancienne répertoriée, est celle de Charles V (1338-1380) en 1367. Cette pratique qui consiste donc à signer les documents les plus importants a été perpétuée depuis par tous les rois, empereurs et présidents.

Devant la multitude des actes et autres chartes à parapher, les rois de France ont vite fait d'être passablement débordés. Par conséquent, ils autorisaient par des procurations, à des hommes proches, une délégation de pouvoir. C'est sous le règne de Philippe le Bel que commença la grande épopée des signatures dites "secrétaire". 
Charles Quint (1500-1558), est considéré lui comme le premier souverain à user de la signature "tampon gras" (Carolus pour sa part), avec une contresignature de son secrétaire.

Louis XIV (1638-1715) est bien connu des collectionneurs d'autographes et des spécialistes en graphologie. Son secrétaire, Toussaint-Rose (1611-1701) ami intime de Molière, Boileau, La Bruyère, avait le don (et le malheur pour nous !) d'imiter à la perfection la signature du roi Soleil. Il poussait même son talent jusqu'à imiter l'écriture elle-même. A tel point, pour bien s'en rendre compte, que de nombreux experts, et pas des moindres se sont collés de grosses migraines à différencier l'authentique de la copie. 
Autant distinguer les signatures officielles et secrétaires de Louis XVI et dans une moindre mesure Louis XV est un jeu d'enfant pour un oeil exercé, autant le faire pour Louis XIV revient à se mesurer à un sérieux casse-tête chinois. La preuve en image : 

En haut la signature originale de Louis XIV, en bas celle de Toussaint Rose


Laissons Suzanne d'Huart qui aborde cette question de manière très pédagogique dans l'ouvrage d'Alain Nicolas, Les Autographes (Maisonneuve & Larose, 1988) nous présenter Toussaint Rose : "Un des quatre secrétaires de Louis XIV imitait parfaitement sa signature et son écriture. C'était l'académicien Toussaint Rose qui, doué de beaucoup d'esprit et d'une mémoire admirable, "avait la plume". Avoir la plume, comme l'écrivit Saint-Simon, "c'est être faussaire public". Il s'était exercé à imiter exactement l'écriture du roi afin qu'il n'y ait pas la moindre différence avec l'authentique".

Toussaint-Rose (1611-1701)
Cette contrefaçon parfaite cause encore beaucoup de tracas aux collectionneurs qui n'osent pas toujours s'aventurer dans l'achat d'un document autographe de Louis XIV. Ils se méfient beaucoup des lettres patentes et autres brevets (le roi pensent-ils à juste titre n'avait pas le temps, donc ils en déduisent que Toussaint Rose devait être l'exécuteur) et se sentent un peu plus rassurés lorsqu'il s'agit d'une correspondance entièrement autographe et intime. Mais les prix ne sont pas les mêmes. 
Pour vos donner une idée, un document signé par un secrétaire part généralement entre 250 et 400 €, une supplique signée avec une ligne autographe a été adjugée 1.800 € chez Piasa en décembre 2011, une billet autographe signé a été vendu 2.900 € chez De Baecques & Associés en mai 2011, et une lettre autographe signée à été adjugée 12.800 € chez Pierre Bergé en novembre 2010. 

Ce qui rassure un peu moins, ce sont les affirmations de certains historiens, notamment de l'historien Victor Du Bled (1848-1927), ancien rédacteur de la Revue des Deux Mondes, qui écrit dans son étude La société française du XVIe siècle au XXe siècle (1900-1913, Perrin) au sujet de Toussaint-Rose : "il remplit les fonctions de surintendant ou secrétaire principal du cabinet, il a la "plume", signe pour le roi, écrit en son nom, de son écriture et de son style, qu'il imite à s'y méprendre, faisant sa correspondance intime et secrète".  Intime et secrète... C'est dire qu'au delà des simples actes administratifs et de gouvernance, Toussaint-Rose était assez proche pour que le roi puisse lui dicter des lettres sentimentales, des confessions, des ordres à caractère militaires ? 

Reste aux collectionneurs de s'en remettre à l'expertise des marchands professionnels et des experts lors des ventes.


lundi 16 avril 2012

Quand les vols alimentaient le marché des autographes : les années 1830-1850


Le commerce des autographes en France s’est trouvé ralenti par les évènements révolutionnaires de 1830. C’est à partir de 1835 que ce marché rebondit et qu'il connait une croissance fulgurante. On recense 23 ventes entre 1836 et 1840 (11.000 documents environ), 39 ventes entre 1841 et 1845 (15.000 pièces), 33 ventes entre 1846 et 1850 (32.000 pièces). Ce qui nous donne un total de 95 ventes pour 58.000 pièces vendues. Ce qui fait en moyenne 610 lots par vente. 

Le commerce est florissant. D’autant plus que ces chiffres sont en dessous de la réalité. Pour Ludovic Lalanne et Henri-Léonard Bordier, dans leur étude "Dictionnaires de pièces volées dans les biblothèques publiques de France" (paru en  1851 chez Panckoucke), étude sur laquelle je m'appuie : «Quelques ventes ont pu nous échapper ; ensuite, dans les catalogues qui ont servi de base à nos calculs, nous n’avons pas pu tenir compte des articles ou l’on indique un dossier, par exemple, sans dire combien de pièces il se compose ; enfin, dans la plupart des ventes, le libraire apportait bon nombre de pièces importantes, qui n’étaient point annoncées sur les catalogues ».  

Cette croissance commerciale remarquée (et remarquable) des autographes sur le marché des œuvres d’art et des objets de collections s’explique d'une part avec le succès des premières grandes ventes des années 1820 (le premier catalogue de ventes aux enchères entièrement consacré aux autographes date de 1822) et d'autre part par un autre facteur encore plus déterminant : l’apparition subite et inattendue d’importantes lettres autographes et d’auteurs qui n’étaient jusqu’ici jamais apparus. Cet emballement "qualitatif" suscite un engouement extraordinaire auprès des collectionneurs.
  
Entre 1835 et 1837, une excitation parcourt les salles de vente  et  l'esprit des autographiles avertis. En effet, des lettres autographes signées de Kepler, Daniel Elzevir, Diane de Poitiers, Alexandre Farnèze, Ronsard, Villiers de L’Isle Adam, le chevalier Bayard, Descartes, Rubens sont cataloguées. Du jamais vu. Extraordinaire.
Peu de personnes semblent alors s'étonner de la provenance de ces lettres. Devant le succès sans cesse grandissant des ventes, quoi de plus naturel pour un particulier de céder ses trésors cachés ?

Cependant, au même moment, des rapports alarmants provenant des établissements publics d'archivage parviennent sur les bureaux des gouvernants. L'inquiétude grandit : on signale un nombre croissant de vols  un peu partout en France.

En 1831, de nombreuses disparitions avaient été mentionnées dans divers rapports et notes administratives notamment au sein de la Bibliothèque nationale. En 1836, une instruction judiciaire fut ouverte cette fois-ci dans certains ministères publics contre des employés accusés d'avoir dérobé des documents. En 1844 un procès se déroula à Paris contre un employé accusé d'avoir volé un autographe de Molière à la bibliothèque nationale (la pièce fut restitué par un arrêt de la cour royale). 
Entre 1835 et 1840, pas moins de 500 pièces suspectes  (inventoriées uniquement) ont été vendues lors des enchères de la salle Silvestre. Les marchands eux-mêmes, peu regardant sur la provenance des documents (mais conscients tout de même) participaient activement à la revente des documents illégalement sortis des archives.

La situation devenait alarmante pour les grandes institutions. La bibliothèque de l'Institut de France déplorait des pertes gravissimes. Elle possédait en effet 12 volumes ou cahiers autographes de Léonard de Vinci. 66 feuillets et un cahier de 18 pages sont portés disparus en 1840. 
A la bibliothèque du Louvre, plusieurs lettres autographes acquises en 1822 lors de la vente Garnier se sont volatilisées. La bibliothèque nationale quant à elle a été littéralement pillée. Les pertes sont inestimables. Parmi celles-ci, des lettre de Rubens, de Paul Manuce, de Rembrandt, un sauf-conduit accordé par Charles le Téméraire à Louis XI, un volume de correspondances de Leibniz, des lettres autographes de Louis XIV...

Pour Ludovic Lalanne et Henri-Léonard Bordier, l'explosion du commerce des autographes trouve sa source dans cette longue série de vols qui au demeurant ne daterait pas du début des années 1830 mais du milieu du XVIIIe siècle.
On estime au minimum à 25.000 documents illégaux revendus à cette époque soit en enchères, soit de main à la main entre collectionneurs privés. Et encore cette statistique ne comprend pas les vols effectués en province... elle ne se base que sur six bibliothèques parisiennes.

Entre 1830 et 1848 les inventaires réalisés dans les bibliothèques et les dépôts d'archivage n'ont pas été systématiques. Tous les trésors autographes n'ont pas été catalogués comme ils auraient du l'être. Des milliers de documents n'avaient même jamais été mentionnés sur une liste ou sur des fiches. Ce dysfonctionnement ne pouvait qu'inciter aux vols sachant qu'aucune traçabilité ne pouvait être opérée. C'est ainsi que les ventes aux enchères ont été abreuvées de documents illégalement acquis mais dont personne ne pouvait connaître la provenance.

Depuis, de nombreuses précautions ont été prises dont l'estampillage des documents inventoriés et une surveillance humaine davantage accrue aux abords des salles de consultation. Ces efforts n'ont pourtant pas intimider les voleurs. Le XIXe et le XXe siècle sont jalonnées d'affaires de vols. Lalanne et Bordier qui ont étudié plusieurs années cette question des vols dans les bibliothèques ont même été intimidés et menacés s'ils ne mettaient pas un terme à leurs investigations. Preuve que les vols arrangeaient de nombreux intervenants et que le marché des autographes était au centre d'intérêts financiers importants. 

vendredi 13 avril 2012

Evolution des prix : le cas Claude Monet

Claude Monet (1840-1826)

Par curiosité en épluchant quelques catalogues dont je dispose dans ma bibliothèque, j'ai essayé de retracer les prix des lettres de Claude Monet des années 80 jusqu'à aujourd'hui. Ce petit article est loin d'être une étude précise ou un baromètre d'une fiabilité sans faille. Il faudrait pour arriver à un tel résultat consulter énormément de catalogues (librairies et ventes aux enchères comprises). Chacun en tirera sa propre conclusion sur l'évolution des prix qui sans surprise ont connu une forte augmentation. 

*1980 (Catalogue n°1 de la librairie de l’Échiquier, Maryse Castaing) : 
L.A.S de Claude Monet à Pissaro (8 mars 1873) 1/2 p. in-8° : 106.71 € (700 francs)

*Vente aux enchères. 1er décembre 1983 :
29 lettres autographes signées de Claude Monet (1922-1926) en tête de Giverny, au docteur Charles Coutéla, ophtalmologiste des Hôpitaux en 1914. A travers cette correspondance, on suit les étapes de ses craintes, découragements, joies, rechutes et enfin reconnaissance envers le docteur Coutela : 6860 € (45.000 francs).

*Vente aux enchères. 12 juin 1984 :
LAS de Claude Monet à Frédéric Bazille (16 août 1865), relative au tableau Le Déjeûner sur l'herbe : 762.24 € (5.000 francs). 

*Vente aux enchères. 13 décembre 1984 :
LAS de Claude Monet à un "cher ami" (5 août 1899) à propos de ses comptes personnels : 381.12 € (2.500 francs).

*1988 ( Catalogue n°3, Autographes Castaing, circa 1987/1988) : 
LAS de Claude Monet à Gustave Geoffroy. Giverny (18 novembre 1890) au sujet de l'inauguration d'une statue de Flaubert à Rouen : 533.57 € (3.500 francs)

*1994 (Catalogue n°809 de la Maison Charavay dirigée par Michel Castaing)
Lettre autographe de Claude Monet à un ami. Argenteuil (le 7 août 1873) : 426.86 € (2.800 francs).

*1995 (Catalogue Collections du passé. Galerie Jean-Raux) :
LAS de Claude Monet (vers 1902) de Londres du Savoy Hotel à sa femme Alice : 1.341 € (8.800 francs)

*Vente aux enchères. 15 avril 1999 :
LAS de Claude Monet (1er février 1901) de Londres à sa femme Alice. Mention du couronnement d'Edouard VII et de la "formidable cohue qui agite Londres" : 1.296 €


*Vente aux enchères. 17 décembre 2001 :
LAS de Claude Monet à Gustave Geoffroy (28 mars 1899) longue lettre lors d'un séjour dans la Creuse : 2.591 €.

*Vente aux enchères. 7 décembre 2004 :
LAS de Claude Monet à Gustave Geoffroy (21 août 1889) au sujet d'une exposition Monet-Rodin : 2.800 €

*2006/2007  (Arts et Autographes. Jean-Emmanuel Raux. Catalogue n°40) :
33 LAS de Claude Monet à M.Gravereau (1898-1908) : 33.000 € 
LAS de Claude Monet à Gustave Geoffroy (22 avril 1897) ou le peintre exprime son mal-être : 2.400 €

*Vente aux enchères. 5 novembre 2010 :
LAS de Claude Monet à Emile Blémont (16 avril 1875). Au sujet d'une vente d’impressionnistes à l’Hôtel Drouot en 1875 : 4.800 €.

*2010 (Autographes Demarest. Catalogue hiver 2010) :
LAS de Claude Monet à "ma chérie" (28 mars 1893). Monet peint la cathédrale de Rouen et projette l'aménagement du jardin des eaux et du bassin des Nymphéas : 20.000 €

*2011 (Arts et Autographes. Jean-Emmanuel Raux. Catalogue n°56 / 2011) :
LAS de Claude Monet à Gustave Geoffroy (11 juillet 1911) dans laquelle le peintre confie sa solitude à la suite du décès de sa femme Alice : 8.000 €

*Vente aux enchères. 14 juillet 2011 :
LAS de Claude Monet de Londres à sa femme Alice (25 mars 1900) à propos de son travail et de ses conditions : 4.600 €

*Vente aux enchères. 14 juillet 2011 :
LAS de Claude Monet de Londres à sa femme Alice (25 mars 1900) à propos de son travail et de ses conditions : 8.100 €

*Vente aux enchères. 14 juillet 2011 :
LAS de Claude Monet de Giverny à Geneviève Costadau-Hoschedé (14 septembre 1914) à propos de la guerre qui vient de commencer et où il confie toute sa sérénité malgré le contexte : 15.500 €

*Vente aux enchères. 9 décembre 2011 :
LAS de Claude Monet à Mme Paul Valéry (7 décembre 1919) à propos de la mort de Renoir : 12.500 €





mercredi 11 avril 2012

Le commerce des autographes : le tournant des années 1820

Je crois, en m'avançant avec prudence, que la première vente aux enchères consacrée aux autographes date du 18 avril 1803 (vente Després de Boissy). Je me fie d'ailleurs à l'affirmation de monsieur de Lescure, auteur d'un ouvrage publié en 1865 "Les Autographes en France et à l'étranger. Portraits, caractères, anecdotes, curiosités" (Jules Gay éditeur). 
En effet, moi-même je ne trouve pas traces d'une quelconque vente au XVIIIe siècle, pour la simple raison que les collections n'étaient qu'une occupation mineure de quelques grands serviteurs de l'Etat. Le commerce d'archives et d'autographes était inexistant. Les soubresauts de la Révolution ont beaucoup contribué à l'éparpillement et à l'accès aux archives et donc à son commerce. Dans les années 1820, plusieurs ventes se succèdent et connaissent un succès qui ne se démentira pas par la suite puisqu'il dure depuis près de deux siècles.

Les premières ventes se sont déroulées dans la célèbre salle Silvestre, rue Neuve-des-Bons-Enfants à Paris (à proximité du Palais-Royal). Cette salle bien connue des bibliophiles (voir l'article sur le site du bibliomane moderne), a été le théâtre de la plupart des ventes d'autographes durant la première moitié du XIXe siècle.
Selon Lescure, de 1803 à 1830, il n'y eut que 28 ventes recensées. Il y en aura deux cents de 1830 à 1860: "vous voyez d'ici le crescendo". Les autographes attirent à mesure que ce siècle s'écoule un nombre de plus en plus important d'amateurs. Les années 1820 forment une décennie charnière dans laquelle des ventes mémorables se succèdent et permettent de susciter une curiosité croissante pour ce qu'on appelle alors les vieux papiers.

Georges IV (1762-1830)
A la vente Courtois en 1820, quarante lettres de Voltaire furent vendues ensemble pour 460 francs. En 1822, lors de la vente Pluquet, une charte signée de Robert II duc de Normandie et datée de 1088 trouve un acheteur pour 51 francs, une lettre de Saint-Vincent-de-Paul est adjugée 33 francs, et une lettre de Louis XIV part pour 45 francs.
Cette vente est restée dans les annales de par la présence dans la salle Silvestre du roi d'Angleterre Georges IV (et non Georges III comme l'avance M. de Lescure). Le monarque y était venu exprès pour acheter un ensemble de documents dont une lettre autographe de Mazarin (64 francs), une lettre de Louis duc de Vendôme (10 francs), une lettre de Turenne (61 francs), une magnifique lettre autographe signée de Louis XVI à Malesherbes au sujet de Beaumarchais (125 francs), une lettre autographe de Marie Antoinette (121 francs) et un brevet signé de la main de Bonaparte (20 francs). 

Le roi d'Angleterre n'est pas le seul monarque à s'intéresser de près aux autographes. Louis XVIII, à la vente du marquis Germain de Garnier en 1822, acquiert deux énormes volumes de documents manuscrits pour 14.000 francs (ce qui à l'époque est vraiment considérable). Parmi ces documents : une longue lettre de dix pages, entièrement autographe et signée de la main de Louis XIV à Madame de Maintenon, une lettre de Boileau, une autre de Racine, un important fragment autographe d'un mémoire rédigé par ce dernier en faveur des religieuses de Port-Royal. 
Autre résultat notable : la vente Bigot de Préameneu en 1823 dans laquelle un très heureux acheteur a pu d'approprier pour 200 francs le manuscrit entièrement autographe des mémoires de Madame de Montpensier.

Devant des résultats de vente aussi prometteurs, et la présence de collectionneurs aussi prestigieux que le roi de France et le roi d'Angleterre, de nombreux particuliers commencent à ventiler leur stock d'archives.
En 1823, huit lettres d'Henri IV sont vendues 1362 francs tandis qu'une lettre inédite de Voltaire à l'abbé Voisenon ne réalise que 6 petits francs... Les valeurs montent, d'autres déclinent subitement sans raison.
En mars 1828, à la vente Barbier, un extraordinaire manuscrit intitulé Procès de Galilée et comprenant des pièces curieuses et d'époque, ne trouve preneur que pour 21 francs. ce même manuscrit sera revendu quelques années plus tard 1000 francs.

Maximilien Robespierre (1758-1794)
A la fin des années 1820, certaines lettres trouvent leurs collectionneurs pour des prix tout à fait modestes. Les personnages de la Révolution n'ont toujours pas le vent en poupe, ils sont relégués au rang des "sans grade." En témoignent tous les documents manuscrits de Robespierre : son projet de décret organisant la création du tribunal révolutionnaire est vendu 15 francs en juin 1823 à l'auteur dramatique Guilbert de Pixérécourt (aujourd'hui, un document de ce type dépasserait allègrement les 100.000 €). Une lettre qui lui est adressée par son ami et conventionnel Le Bas part pour 2 francs. D'importantes notes autographes de Saint-Just sont vendues 4 francs. Si la Révolution semble susciter peu d'intérêt, les lettres d'Henri IV attirent encore et toujours et les convoitises (rien à moins de 100 francs).

La révolution de 1830 freina considérablement le commerce des autographes (et l'activité économique en générale). Néanmoins, les documents autographes deviennent des objets de valeurs et rejoignent ainsi sur le marché de l'Art : les peintures, les sculptures, les meubles et les livres.

Post-scriptum : Il semble que M. de Lescure ait commis une erreur concernant la présence de Georges III à la vente Pluquet. Celle-ci organisée en 1822 et le roi mourrant en 1820, il semble peu probable pour un esprit cartésien que son fantôme y ait assisté. J'ai donc volontairement modifié cette affirmation à prendre avec précaution.



samedi 7 avril 2012

Les faux autographes sont-ils nombreux ?

Pour rebondir sur l'affaire Vrain-Lucas, et pour répondre à la fameuse question : existe t-il beaucoup de faux autographes ? Je reviens cette fois-ci avec quelques éléments de réponse.

Thierry Bodin, libraire-autographe réputé, expert près de la Cour d'Appel de Paris avait déjà abordé cet épineux sujet lors d'une conférence en 1997 donnée à Bourges. Pour commencer les faux peuvent être divisés en deux catégories : les fac-similés et les faux en écriture.

Fac similé d'un billet autographe de Louis XVI
Selon Thierry Bodin "les faux surgissent régulièrement sur le marché". La majeure partie est constituée par l'héritage des faussaires du XIXe siècle même si l'on connait quelques faux De Gaulle. Certains fac-similés posent de gros problèmes aux experts. Au milieu des années 70, une banque française avait offert à ses clients une magnifique reproduction d'une célèbre lettre de Charles Baudelaire. Quelques années plus tard, raconte Thierry Bodin, "A peu près chaque mois quelqu'un retrouve dans son grenier - en jurant qu'elle était pieusement conservée depuis près d'un siècle par son arrière grand-mère - cette lettre de Baudelaire. Pendant longtemps, je demandais à voir l'original, espérant bien qu'un jour ou l'autre la vraie lettre finirait par réapparaître. Finalement j'ai trouvé la lettre originale; je l'ai achetée; et maintenant je suis sûr que toutes celles qu'on me propose sont effectivement des fac-similés".

Fac similé d'une partition musicale de Mozart
Néanmoins, existe t-il tant de faux autographes que ça ? Est-ce si rentable pour un faussaire comparativement à un tableau ou un meuble qui rapporteraient eux beaucoup plus ? Alain Nicolas dans son ouvrage Les Autographes (Maisonneuve & Larose, 1988), semble penser le contraire. Si les autographes n'ont pas échappé à la cupidité des faussaires, "l'amateur doit cependant être rassuré : leur nombre est insignifiant, surtout si on le compare au nombre de faux rencontrés parmi les dessins, les tableaux, les meubles et autres antiquités".

Des faux "surgissent régulièrement" (Bodin) mais "leur nombre est insignifiant" (Nicolas)... les experts ont du mal à s'accorder. Ce qui est sûr c'est qu'ils existent. Cependant grâce aux compétences des experts et des marchands parisiens (qui ont vu défiler sous leurs yeux des milliers de documents), beaucoup de ces faux ont été retirés du marché ou sont connus. D'ailleurs cette compétence et cette expertise sont un gage d'authenticité. Rien ne vaut l'achat chez ces experts qui vous rembourseront si par accident votre autographe est un faux (code de déontologie du SLAM, le Syndicat Nationale de la Librairie Ancienne). Je conseillerai toujours aux collectionneurs de lettres autographes d'aller rendre visite à Thierry Bodin, Alain Nicolas, Jean-Emmanuel Raux, Nathalie Demarest, Frédéric Castaing ou à Jacques Henri Pinault pour ne citer que les vendeurs les plus connus (même si on peut débattre sur les prix pratiqués quelquefois, mais c'est un autre sujet).

Les méthodes qui consistent à garantir l'authenticité des autographes sont nombreuses. Concernant les fac-similés, Etienne Charavay (successeur de son père à la tête de la célèbre Maison Charavay, la plus ancienne librairie autographe du monde) dans son ouvrage Faux autographes : affaire Vrain-Lucas (1870), donne un moyen de vérification : "On prend un acide, de l'eau de javel par exemple, qui attaque l'encre ordinaire mais laisse intacte l'encre d'imprimerie. On fait l'épreuve sur une lettre de la pièce en suspicion : si l'acide enlève l'encre, la pièce est originale. Dans le cas contraire, c'est un fac-simile". La méthode semble bonne même si elle parait un peu brutale et dangereuse pour l'intégrité du texte.

Pour les faux en écriture, seul un œil exercé et vigilant peut déceler la supercherie. Déjà, l'examen du papier est primordial. Il doit être contemporain du supposé rédacteur ou signataire. Les faussaires arrachent parfois des feuilles tirées des livres anciens. Mais les formats de ces feuilles sont parfois inusitées au regard de l'époque à laquelle la lettre a été rédigée. L'encre est aussi un révélateur. Avec le temps, l'encre prend une couleur particulière prenant un ton jaune ou marron clair. "Une encre parfaitement noire sur une lettre qui daterait de plusieurs siècles pourrait faire douter de son authenticité" (Alain Nicolas).
Les traces de grattage sur le papier peuvent aussi laisser suspecter un vol (tentative d'effacer le cachet d'une bibliothèque ou des archives publiques). L'étude du contenu du document révèle parfois des anomalies (erreurs historiques, confusions de noms, anachronismes...).
Enfin, une bonne loupe reste un outil fort utile. Une écriture imitée est souvent retouchée et ces dernières sont facilement détectables.

Cet article n'étant pas exhaustif (faute de temps...), je reviendrai sur d'autres méthodes susceptibles d'aider les amateurs.